Par Arnaud Tellier, CEO APAC, BNP Paribas Wealth Management
Un changement culturel indéniable s’opère aux quatre coins du monde : la conscience environnementale modifie nos comportements, des voyages à la cuisine en passant par les investissements et le financement. Ce processus s’est accéléré pendant la pandémie de la COVID-19, qui a davantage focalisé l’attention sur l’avenir de la planète et sur la nécessité d’agir afin de limiter le dérèglement climatique, que ce soit pour les gouvernements, les entreprises ou les particuliers.
Aujourd’hui, nous constatons que la biodiversité, également appelé « capital naturel » en finance, suscite un intérêt similaire au changement climatique. Les gestionnaires d’actifs, de plus en plus nombreux à investir en accord avec des principes environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) forts, exigent des entreprises qu’elles soient toujours plus transparentes quant à leur impact sur la nature. Fondamentalement, ils s’attendent à ce qu’elles s’acquittent du prix des « externalités » qu’elles consomment, comme les sols et l’eau, à hauteur de leur véritable valeur. Cette approche du « capitalisme naturel » peut avoir un impact considérable sur les modèles économiques, et sur la valorisation des entreprises.
Capital naturel et biodiversité
Pour résumer, le capital naturel désigne l’ensemble des actifs environnementaux de la planète, tels que les réserves géologiques, les sols, l’air, l’eau et les organismes vivants. [1] L’humanité consomme aujourd’hui le capital naturel de la planète 1,75 fois plus vite qu’elle n’a la capacité de le régénérer - notre empreinte écologique représente donc actuellement 1,75 planète Terre [2], ce qui est de toute évidence intenable. Pourtant, plus de la moitié du produit intérieur brut (PIB) mondial, soit environ 44 000 milliards de dollars américains, dépend des ressources naturelles, quelles qu’elles soient. [3]
En exploitant la nature pour en tirer sa nourriture et des matériaux pour ses industries, l’homme met en péril une biodiversité qui lui est pourtant vitale. L’agriculture intensive provoque la destruction des habitats et menace les micro-organismes, les insectes et les végétaux. La croissance démographique et l’urbanisation rapide accélèrent la demande de denrées alimentaires et de biens de consommation dans les pays en développement, ce qui accentue la destruction des ressources de la planète de la main de l’homme.
La région Asie-Pacifique abrite 17 des 36 zones de haute biodiversité mondiales et plus de la moitié des mangroves fertiles dans le monde. Celles-ci offrent un habitat à plus de 28 % des espèces aquatiques et semi-aquatiques, parmi lesquelles 37 % sont menacées par la surpêche, la pollution, la construction d’infrastructures et les espèces exotiques envahissantes. En Asie, comme sur l’ensemble du globe, cette situation n’est pas tenable. Il faut agir pour rétablir l’équilibre de la planète[4] mais, pour cela, nous devons être en mesure de quantifier la valeur réelle de ces ressources naturelles afin de financer ensuite leur restauration.
Réparer les dommages
Les projets actuels visant à remédier à cette perte de biodiversité illustrent parfaitement la complexité de ce défi. Les mangroves du delta de l’Ayeyarwady, au Myanmar, forment une véritable barrière qui empêche les inondations. Elles abritent également un écosystème fertile qui assure la subsistance de la faune et de la flore et contribue à l’industrie de la pêche. Pourtant, 60 % de ces mangroves ont disparu, remplacées par des rizières et des habitations, ce qui a conduit le Fonds pour l’environnement mondial des Nations unies à financer un projet sur cinq ans dont l’objectif est la restauration des ressources naturelles perdues dans cette région[5].
Des projets de ce type pourraient être lancés à plus grande échelle dans d’autres zones présentant un capital naturel précieux, mais le financement demeure un obstacle : la tendance croissante au financement vert visant à décarboniser l’atmosphère n’a aucun impact immédiat sur le capital naturel et la perte de biodiversité. Cela s’explique en partie par le fait que nous ne considérons pas encore notre capital naturel comme un actif ayant une valeur quantifiable, et cela malgré la dépendance de l’être humain à son égard. Cela tient également au fait que les projets visant à réparer les dommages causés aux écosystèmes ont un horizon lointain et sont coûteux, alors que les investisseurs sont habitués à des retours sur investissement courts et prévisibles.
Le financement vert conventionnel sur les marchés cotés repose sur une évaluation précise des actifs et a tendance à être assorti d’échéances comprises entre trois et trente ans. Même si les organisations philanthropiques s’emploient depuis des décennies à promouvoir la conservation de la nature, leurs efforts ne suffisent plus. Des projets visant à relever le défi posé par cette évaluation sont en cours, notamment le Natural Capital Protocol un cadre normalisé mondial de mesure et d’évaluation des impacts et de la dépendance vis-à-vis du capital naturel destiné à aider les organisations dans leur processus décisionnel[6].
Nouveaux modèles et nouvelles méthodes
Conscient de la nécessité d’agir rapidement, le Forum économique mondial a désigné la période 2021-2030 comme la Décennie pour la restauration des écosystèmes. Il prévoit ainsi que cela générera 60 000 milliards de dollars US d’activités économiques au cours de cette période grâce à la volonté d’inverser les dommages causés aux écosystèmes[7], et que 2 000 milliards de dollars US d’investissements seront nécessaires pour restaurer les écosystèmes aquatiques, terrestres et urbains[8]. Une chose est claire, le capitalisme naturel, même s’il implique une évolution des modes de pensée et des méthodes d’évaluation de l’environnement, présente également de formidables opportunités.
Les investisseurs cherchant activement à investir dans des entreprises qui présentent de solides bilans ESG et qui s’engagent en faveur de la préservation à long terme de la biodiversité, voire de sa restauration, ont la possibilité de devenir des « champions » de l’investissement. D’autant que des données récentes indiquent que ces entreprises peuvent se révéler plus résilientes en temps de crise [9]. L’impact sur la biodiversité deviendra donc un facteur clé des informations ESG publiées par les entreprises. En effet, la « généralisation » des normes de publication d’informations sur le thème de la biodiversité ouvre la voie à la création d’indices et de fonds qui se concentrent sur les entreprises présentant un bilan solide en matière de capital naturel.
Capitalistes naturels
L’étude réalisée par BNP Paribas Wealth Management révèle que les investisseurs fortunés, et plus particulièrement les jeunes générations, manifestent une volonté plus grande que leurs parents d’accomplir quelque chose de plus grand que la simple création de richesses.
Ces jeunes générations sont les entrepreneurs de demain : l’année dernière, 62 % des jeunes clients fortunés interrogés en Asie étaient des chefs d’entreprise, tandis que 24 % avaient diversifié leurs activités pour se lancer dans la gestion d’actifs ou les investissements alternatifs, et 15 % évoluaient dans le secteur de la technologie. Beaucoup possèdent plusieurs entreprises, certaines exerçant même dans pas moins de sept secteurs d’activité. Tous participent à l’investissement du patrimoine familial : 63 % « activement » et 37 % en tant que membre d’une équipe d’investissement[10].
Environ la moitié de ces « Next Genners » réalisent des investissements durables (51 %) et à impact (48 %). En 2019, dans la région APAC, près de deux family offices sur cinq investissaient dans des produits durables, et un quart dans des investissements à impact[11]. Chose pour le moins révélatrice de cette nouvelle tendance, tous veulent de meilleures informations sur la manière de déterminer la valeur de ces produits. Ils voient cette activité comme une entreprise, et non comme de la philanthropie. Ce sont des capitalistes naturels, ils cherchent un retour sur leurs investissements dans ce domaine[12].
À mesure que les marchés durables évoluent, créant de nouvelles normes d’évaluation et de nouveaux produits sur les marchés cotés ou non, les possibilités d’investir dans la restauration du capital naturel et de la biodiversité deviennent de plus en plus accessibles. Cette vision des choses prend tout son sens si l’on considère la nature comme un actif comme un autre qui doit bénéficier d’un financement permanent. Nous devrions peut-être considérer ce processus comme un nouveau modèle de planification de la succession capable de redonner à la Terre sa fertilité et sa pérennité et de la doter d’une capacité à prospérer indéfiniment. Quel meilleur investissement pourrait-il y avoir ?
[1] https://naturalcapitalforum.com/about/
[2] https://www.footprintnetwork.org/resources/data/
[4] http://www.fao.org/state-of-biodiversity-for-food-agriculture/en/
[5] http://www.fao.org/myanmar/news/detail-events/en/c/1301730/
[7] https://www.weforum.org/reports/new-nature-economy-report-ii-the-future-of-nature-and-business
[8] ibid
[11] ibid
[12] ibid